tout. Et si Djamil aimait Latifa ? N'en avait-il pas le droit? Si,
bien sûr, et ce droit, personne ne pouvait le lui ôter.
Taïr n'avait songé qu'à lui-même. Il devait reconnaître
devant sa propre conscience qu'il avait eu tort d'accuser les
autres. Si Djamil avait été un mauvais camarade, il aurait
essayé, une fois au moins, de dénigrer Taïr aux yeux de Latifa.
Mais il ne l'avait pas fait. Il s'était seulement permis un jour
une plaisanterie malheureuse. Et en lui-même, Taïr s'accablait
de reproches: «D'où ai-je pris que Djamil m'a dénigré devant
elle ? De quel droit l'ai-je accusé ? Décidément, j'aieu tort.»
Dans le tram, il y songeait encore. Il se disait aussi : si
Latifa – qui paraissait m'aimer – s'est détournée de moi pour
un rien, comment croire qu'elle m'aimait réellement ? Non, ce
n'était sans doute qu'une inclination passagère… Son cœur
frémit. Se pouvait-il que Latifa fût légère, incapable d'un
sentiment sérieux ?
Le tram accélérait son allure. La pensée de Taïr marchait
toujours plus vite, elle aussi : « Pourquoi m'en prendre à tout le
monde, sauf à moi-même ? J'ai tort. Il est clair que j'ai tort.
Pourquoi supposer que Latifa est légère, et ne pas croire plutôt
qu'elle est bonne, très bonne, puisqu'elle a été si gentille avec
moi ? Nous ne lui plaisons peut-être pas ni l'un ni l'autre ? »
Le tram frémit et s'arrêta et Taïr fut arraché à ses pensées.
Alors seulement il se rappela où il allait et pourquoi. Il était sûr
que Latifa serait au théâtre, et il avait décidé de la voir coûte
que coute et de lui dire tout ce qu'il avait sur le cœur.
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MEKHTI HOUSSEIN
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Apchéron