Toukezban était toujours fière de son fils.
«
Et c'est tant mieux, mon chéri. Cela ne t'irait pas du tout
d'être le dernier. Ton père Salman… »Mais elle n'acheva pas,
car elle venait d'apercevoir
ousta
Ramazan, et elle quitta son
fils pour s'approcher de lui.
«
Enfin, te voilà, toi aussi ! J'ai vu Nissa ce matin ; je suis
allée chez vous… » Mais elle s'interrompit, cherchant à se
rappeler… « Voyons, qu'est-ce que je t'avais demandé ?
Ah, oui, le sable pour tes casseroles… On a bien raison
de dire que la chèvre pense à sa peau, et le boucher à la graisse
de la chèvre. Ramazan eut un sourire. Je t'en enverrai ce soir,
sans faute… Il viendra du fond de la mer, deux kilomètres de
remontée ! C'était la profondeur qu'atteignait déjà le trépan.
Seulement, il faut que je mette un fil à mon doigt, sinon
j'oublierai encore. Je ne me le cache pas, je ne te le cacherai
pas non plus : les années passent et emportent tout, ma mémoire
avec le reste : je ne me souviens plus de rien… »
À table la conversation fut animée. Toukezban était pleine de
sympathie pour Nissa qui se sentait triste et seule quand
pendant plusieurs jours Ramazan ne rentrait pas du puits. Tout
comme elle, quand les absences de son fils et de sa belle-fille
se prolongeaient.
Ousta
Ramazan écoutait, acquiesçant de la tête. Au fond de
lui-même il se disait qu'une mère n'élève pas des enfants rien
que pour la joie de les avoir près d'elle, et que si même ses fils
avaient péri, il ne fallait pas pleurer ni se plaindre, de peur de
communiquer sa tristesse aux autres. Ceux qui ne voyaient dans
la vie que leur bien-être et leurs commodités lui apparaissaient
comme condamnables, parce que mesquins et égoïstes. Les
larmes de Nissa, ses plaintes fréquentes au sujet de sa solitude,
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CHAPITRE VI