Ramazan se dit qu'elle allait apporter à dîner et attendit un peu,
puis il cria :
«
Eh, ma femme, as-tu quelque chose à manger ? »
Nissa déposa la laine qu'elle était sur le point de peigner,
gagna la cuisine, mit une marmite sur le feu.
«
Tout de suite ! » répondit-elle.
Ousta
Ramazan, entraîné par ses souvenirs, continuait à
tourner les pages de sa longue vie.
«
Jadis, pour voir l'enfer il n'y avait qu'à venir ici, aux puits
de Bakou. À présent, iln'est pas plus difficile d'y travailler que
de boire de l'eau. Tu n'as pas vu les installations d'autrefois ! Le
camarade Kirov disait que les capitalistes les avaient inventées
exprès pour faire souffrir les ouvriers. Aujourd'hui, tu as la
machine, tu as le moteur, tu es entouré d'ingénieurs sortis de
notre milieu. Prends Koudrat Ismaïlzadé, par exemple… Son
père, Salman-Kichi, était mon camarade. Il a tant fait la guerre
au patron qu'on lui a mis des fers aux pieds et qu'on l'a déporté
en Sibérie. Nous n'avons plus jamais eu de ses nouvelles… »
Nissa déposa sur la table la marmite fumante.
«
Écoute, ne t'échauffe pas, dit-elle à son mari. Ce garçon est
déjà grand, et il comprend les choses mieux que toi et moi.
Lire c'est lire, et voir c'est voir, fit
ousta
Ramazan d'un
ton convaincu. Je lui raconte ce que j'ai vu de mes propres yeux.
Je suis un livre vivant !
Ta-ta-ta, voyez comme il se vante ! »
Ramazan ne répondit rien, tout occupé du
bozbach
bien gras.
Tout à coup, un reproche passa dans le regard de sa femme.
«
Écoute, mon vieux mari, je vais porter plainte contre toi.
Pourquoi ?
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CHAPITRE III