C'est seulement quand il eut mangé et pris un verre de thé
que Koudrat avoua :
«
Quand même, je suis affreusement fatigué ! »
Il se leva et passa dans sa chambre de travail où Lalé alla le
rejoindre.
Chirmaï s'était installée dans le lit de sa grand'mère et
Toukezban continua l'histoire commencée :
«
On envoya Seïran en Sibérie et Djavaïr resta seule à verser
des larmes. Elle fit des démarches, elle supplia, elle implora,
mais personne n'eut pitié d’elle. Partout on lui répondait :“Ton
mari est un ennemi du
padischah
;
remercie Allah qu'on l'ait
déporté au lieu de le pendre.” Ah, ma petite fille, en ce
temps-là il n'y avait pas de recours pour le pauvre !Djavaïr
comprit que tous ses efforts seraient vains; il ne lui restait plus
qu'à se soumettre et à attendre.
«
Trois mois après la déportation de Seïran, elle eut un fils.
Les années passaient, et elle n'avait aucune nouvelle. Et tous
les jours elle scrutait la route jusqu'à en avoir mal aux yeux.
Elle attendit son mari pendant dix ans. Enfin, le tsar Nicolas
fut chassé de son trône et les routes de Sibérie furent libres. »
Les yeux de Chirmaï brillèrent de joie. Elle s'agita sous la
couverture, le souffle inégal, impatiente de connaître la fin de
l'histoire qu'elle pressentait heureuse. Mais un sourire triste
passa sur les lèvres sèches de Toukezban. Après quelques
instants de silence, elle reprit :
«
Beaucoup de déportés revinrent, mais pas Seïran. Il était
mort en Sibérie. »
Chirmaï se tourna vers elle et vit sur ses cils de grosses
larmes.
«
Ne pleure pas, grand'mère !Il avait lutté pour la justice ! »
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MEKHTI HOUSSEIN
.
Apchéron